Lip, 29 septembre 1973 – un demi-siècle déjà
L’affaire LIP, vue "d'en bas"...
Côtés militants, on est "sidérés" par l’importance de l’affaire, par
ses implications sociales ou politiques, et aussi par ce qu’elle bouscule côté action syndicale.
Les LIP ont tout fait : ils ont occupé leur usine mais continué le travail. Chassés par la police, ils ont emporté leur entreprise avec eux, se sont installés dans d’autres locaux, et encore continué le travail. Ils ont piqués les montres, les ébauches, toutes les les études et les documents commerciaux. Ils vendent et ils se payent. LIP ce n’est plus ni Fred Lip ni la manufacture, c’est eux seuls désormais, autonomes, autogérés …
« En bas », les syndicalistes et sympathisants de tous poils arborent
fièrement leur nouvelle montre LIP,
On est porté par le mouvement, conscient que quelque chose d'important se joue là, près de chez nous. Le Tribunal de Commerce comme le syndic préposé à la liquidation de ce qui n’est plus qu’une vieille usine vide sont dans la merde… Le pouvoir aussi : les gendarmes courent sans succès après les voleurs de montres, les renseignements généraux n’en finissent pas de ficher des fauteurs de troubles désormais trop nombreux.
Je croyais militer un peu en marge de ce genre d’affaire. Dame,
syndicaliste au sein de l’administration fiscale, secrétaire d’une « grosse section », manque de temps, je ne participais qu’assez peu aux turbulences du secteur privé.
Mais on n’échappe pas à une affaire pareille : on explique, on
milite, même dans ce milieu plutôt conservateur, où nombreux sont encore les hommes et les femmes anciens « travailleurs chrétiens » de la CFTC et qui se sont retrouvés par
sympathie, sans grande conviction, avec les « syndicalistes autogestionnaires » de la CFDT d’Edmond Maire…
Le 29 septembre, il est prévu une manif nationale à Besançon : ça craint… autant dans les milieux syndicaux « tradi » qui redoutent l’afflux annoncé de gauchistes de tous bords et de tous pays, que dans les rangs des chargés du service d’ordre, qui, eux, prévoient des dizaines, peut-être une centaine de milliers de manifestants. On n’arrête pas une marée. Le trajet prévu part vers Chateaufarine, emprunte la très vaste avenue et vient buter sur les anciens remparts de la ville : ça longe nombre de casernements : on craint les débordements des antimilitaristes.
En fait, on craint tout, et des deux côtés. Côté forces de l’ordre, on fera preuve de jugeote : pas un seul uniforme ne sera visible. Côté directions syndicales, on est encore plus soucieux qu’eux des débordements possibles : il faudra tout organiser, et d'abord "sécuriser" les bords du cortège. On se répartit les tâches : Il faut former, sur tout le parcours, une ligne continue de militants chargés au moins, d'éviter les excursions des « incontrôlés ». Cela fait beaucoup de monde : en fait tous les militants de la région …
Et je me retrouve à suivre la chose, en bordure de ce qui sera le grand
fleuve. On a encore l’image de cette manif : le cortège sur les kilomètres de la grande avenue, les derniers piétinant encore à Chateaufarine quand les premières masses de
manifestants étaient à l’arrivée : inouï …
Je suis là, service d’ordre pacifique, mais équipé quand même d’un solide manche de pelle sur
lequel, pour faire meilleure figure, on a adjoint une petite pancarte revendicative : format A4, pas plus.
Mauvais temps, il pleut, j’ai l’air con dans mon KWay bleu, avec ma petite pancarte sur laquelle est écrit « une économie au service de l’homme ». En route, une fille me sourit et approuve gravement ce slogan.
Viendra ensuite l’attente près des remparts, l’hélico, bruyant, menaçant, qui nous survole pendant les prises de paroles et puis la dispersion, étrangement calme...
On rejoint nos véhicules, on abandonne le matériel sur les emplacements prévus. Aucun képi ni casque : la fin de manif ressemble à une sortie de grand’messe.
Pour nous, tout est dit, tout est fait : les LIP continuerons sans nous.
Mais c’était quand même un grand moment, et surtout comme je les aime : surréaliste, totalement surréaliste.
le lien vers le documentaire sur l'affaire LIP (vu par eux - le début est bizarre...) : "les LIP"